André Jacob
Le déclencheur est l’article du professeur Rémi Bachand publié dans Le Devoir du 12 avril sous le titre « Bombardements en Syrie et droit international ». L’extrait suivant mérite considération :
« ces bombardements sont incontestablement contraires au droit international, chose que très peu ont jusqu’à maintenant fait remarquer. (…) Si l’on analyse la question strictement à partir du 6 avril 2017 en Syrie, il est possible de dire que, bien qu’illégaux, les bombardements étaient légitimes. Toutefois, si l’on prend un peu de recul et que l’on cherche à comprendre les impacts de ceux-ci sur le monde dans sa globalité, et ce, pour les cinquante ou cent prochaines années, il est plus probable qu’on en arrive avec un constat différent. »
Rémi Bachand, chercheur au Centre d’études sur le droit international et la mondialisation de l’UQAM
Le constat du professeur Bachand réveille quelques questions, tout particulièrement en ce qui a trait aux intérêts stratégiques en cause derrière cette stratégie illégale des Américains. Qui donc avait intérêt à mener une attaque sur des civils en utilisant des agents toxiques? Pourquoi les États-Unis trouvent-ils rapidement des alliés comme le gouvernement canadien pour se lancer dans cette aventure militaire truffée d’embûches? Il y a matière à se perdre en conjectures.
D’autres questions naissent spontanément. Qui a le plus à gagner (ou à perdre) sur le plan de la propagande militariste mondiale dans cette histoire? Bachar Al Assad? La Russie? L’Iran? Israël? L’Arabie Saoudite? Les États-Unis et leurs alliés? L’État islamique et les autres organisations opposées au gouvernement de Damas? A priori, on est en droit de se demander ce que le gouvernement syrien, déjà très discrédité, peut gagner en orchestrant un tel massacre? Avait-il des objectifs militaires précis? Et là, le mystère persiste. C’est pourquoi une enquête internationale poussée de l’ONU s’impose, mais la Russie s’y oppose. Pourquoi? Parce que les objets de l’enquête sont mal définis? Quel serait l’intérêt de la Russie à endosser un tel massacre?
Que dire des autres acteurs? À première vue, et ce d’une façon contradictoire et étonnante, les intérêts des États-Unis, ceux de leurs thuriféraires et ceux des opposants au régime de Bassar Al Assad semblent coïncider. Est-ce plausible? Peut-être. Supposons que les opposants au régime de Damas aient réussi à provoquer un tel massacre en s’organisant pour que les avions de Al Assad passent à l’attaque, ils sortent gagnants sur plusieurs fronts. Si tel est le cas, ils auront réussi à détourner la puissance de frappe des Américains vers le gouvernement syrien et du même coup à discréditer la Russie, pays allié du régime de Damas. Une attaque au gaz toxique frappe l’imagination et génère l’indignation de l’opinion publique qui se renforce contre le régime honni, l’aigle américain déploie alors ses ailes et fonce tête baissée sur lui en utilisant toutes ses forces (renseignements, force militaire, propagande, manipulation de l’information, etc.). La rhétorique américaine et celle de son fan-club des pays qui la suive fait d’une pierre deux coups : elle justifie le bombardement pour des raisons soi-disant humanitaires, ce au mépris du droit international, et du même coup déclare la guerre à la Syrie dans le dire et du même coup discrédite la Russie un peu plus. Une telle position s’inscrit très bien dans l’esprit et la lettre de la guerre idéologique menée par l’OTAN, les États-Unis en tête, contre la Russie du président Poutine. Pour justifier la guerre, il faut imposer l’ennemi et le diaboliser de mille manières dans l’opinion publique. Vieux truc de propagande.
La lutte idéologique avec la Russie est étroitement liée au conflit syrien, mais en bout de piste, les grands gagnants à cette loterie de la géopolitique, ce n’est sûrement pas le peuple syrien que l’on dit vouloir libérer… D’une part, ce semble plutôt l’EI et autres organisations militaires de la même mouvance qui s’en sortent blanchies et moins menacées par les forces occidentales; d’autre part, au risque de me répéter, les États-Unis et leurs alliés semblent réussir à convaincre l’opinion publique mondiale que l’intervention militaire tous azimuts et l’élimination de Bassar Al Assad s’avèrent les seules pistes de solution valables. L’attaque militaire américaine lui a-t-elle signifié qu’on vient de signer son arrêt de mort? On a bien éliminé Saddam Hussein, Omar Ghaddafi et Ben Laden sous l’œil des caméras (ça fait de la bonne télévision propagandiste), alors, pourquoi ne pas faire de même avec Bassar Al Assad?
J’espère me tromper, car si un tel scénario s’impose, l’avenir ne sera rose que pour les producteurs d’armes et les faucons américains, israéliens… saoudiens, canadiens et autres. Dans cette perspective, notre supposée colombe nationale, le premier ministre Trudeau, a beau déchirer sa chemise sur la place publique pour justifier l’intervention armée des Américains, ses arguments manquent de rigueur. En outre, il rend le Canada partie prenante du chaos guerrier en adoptant une telle position militariste. Son image perd son lustre. Tout ce grand jeu sur le dos des Syriens et des Syriennes est affligeant et me laisse songeur avec mille questions en tête. De triste mémoire, depuis les interventions militaires en Irak, en Libye et en Afghanistan, ces pays vivent un drame indescriptible et ce sont les civils qui en paient le prix par leurs souffrances et leur désarroi
Depuis décembre 2024, la Syrie vit maintenant sous un nouveau régime politique.
Dans la nuit du 7 au 8 décembre 2024, le président Bachar Al-Assad s’enfuit vers la Russie dans la foulée du triomphe de l’Armée nationale syrienne (ANS), l’une des deux organisations impliquées dans un coup d’État, soit Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) et l’Organisation de libération du Levant. Le chef de HTC, Ahmed Al-Charaa prend aussitôt le pouvoir et proclame la victoire de son organisation. Le sort de Bachar Al-Assad en est jeté. Rien ne va plus.
Cette déroute du gouvernement d’Al-Assad s’inscrit dans une conjoncture trouble marquée par les tueries massives et les destructions inimaginables commises à Gaza, au Liban et en Iran par l’armée israélienne.
Pourquoi cette chute rapide?
En réalité, le régime autoritaire syrien ne tenait plus qu’à un fil. La situation générale de la vie des gens se détériorait de plus en plus depuis quelques années et le gouvernement était isolé sur la scène internationale. Ses anciens et principaux alliés (Russie, la ligue arabe et Iran) ne pouvaient plus l’appuyer. La répression généralisée ne servait plus à maîtriser la grogne populaire. Les institutions importantes comme l’armée et les instances administratives faisaient preuve de désorganisation, de corruption généralisée et de conflits internes ne pouvaient pas contribuer à redresser l’état du pays et à améliorer les conditions de vie des gens.
Le contexte social et économique, même depuis le départ de l’ex-président Bachar Al-Assad, la majorité de la population vit pauvrement, ce qui signifie vivre avec des privations de toutes sortes y compris souffrir de la faim.
Depuis l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement lors du coup d’État de décembre 2024, la crise sociale, politique et économique demeure encore loin d’être résolue. Les conflits armés sont moins fréquents bien qu’ils soient plutôt sporadiques, ce qui rend l’établissement de la paix difficile et la reconstruction dans tous les domaines de la vie en société très complexe, par exemple, le manque d’écoles reste dramatique. En 2021, une école sur trois avait disparu. À la fin du régime, on estime que 50 % des écoles restaient à rebâtir tellement un grand nombre d’écoles ont été détruites lors de bombardement ou réquisitionnées à des fins militaires.
Les difficultés du retour des exilés.
La longue période de la dictature de la famille Al-Assad (père et fils) de 1970 à 2024 a généré beaucoup de conflits internes et maintenu le pays dans une situation constamment chaotique. Les conflits armés et les difficultés dans tous les aspects de la vie à travers tout le pays ont poussé environ 5,4 millions de Syriens et Syriennes à demander l’asile dans d’autres pays. La plupart ont rejoint la Turquie (3,5 millions), le Liban (814 000) et la Jordanie (661 000) et des milliers répartis dans plusieurs pays à travers le monde.
Rien n’est joué. De nombreux réfugiés syriens envisagent un retour dans leur pays, mais rien n’indique que cette possibilité sera possible à court terme. Le climat politique reste explosif, d’autant plus que l’armée turque occupe toujours plusieurs pans du territoire syrien. Les États-Unis maintiennent toujours environ deux mille soldats au nord-est de la Syrie. Par ailleurs, l’armée israélienne occupe toujours le Golan depuis 1967, territoire que le gouvernement israélien juge « zone critique » pour sa sécurité. Israël y a établi des colonies et a annexé cette partie de la Syrie en 1981; cette annexion a été jugée illégale par le Conseil de sécurité des Nations unies. La présence de l’armée israélienne est importante et, en violation flagrante du droit international; depuis l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement, l’armée israélienne a détruit systématiquement les capacités militaires (batteries antiaériennes, aérodromes, sites de production d’armes, laboratoires chimiques, dépôts de munitions, blindés, radars, missiles, drones, etc.) de la Syrie. En un mot, la paix n’est pas encore garantie. En résumé, la paix et la sécurité restent encore une visée de l’esprit.
Au-delà de la situation militaire, les enjeux liés aux tendances religieuses opposées posent de sérieux problèmes. Le chef de HTC a promis de respecter les droits des minorités religieuses – notamment ceux des chrétiens. La majorité d’entre eux ont fui le pays au fil du temps; de 8 %, ils ne sont maintenant que 2 % de la population. Tenant compte du fait que HTC provient de la mouvance djihadiste radicale, les chrétiens craignent toujours la répression tant que le nouveau gouvernement n’aura pas vraiment démontré si son engagement à la tolérance tiendra la route.
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